La frontière des langues en Moselle
Bien que toute la population sache parfaitement s'exprimer en langue française, le département de la Moselle est encore aujourd'hui partagé en deux zones langagières :
Est-ce à dire que les habitants originaires des villages mosellans francophones ne connaissent plus qu'une seule langue, le français classique, la langue nationale, la langue standard, et ont oublié le patois lorrain, dérivé de la langue romane populaire ? Oui et non ! Oui, parce que le patois lorrain, en tant que langue d'échange, a disparu des campagnes. Non, parce que les Lorrains de souche, en particulier ceux qui sont nés en zone rurale et y résident toujours, ne s'expriment pas tout à fait en français classique, mais pratiquent un français que l'on pourrait qualifier de « régional » : la prononciation, les accents toniques, quelques structures grammaticales, et surtout un certain vocabulaire, font du français parlé en Moselle francophone une langue spécifique à la région. Dites à ces Lorrains bien enracinés sur leur terre que les mots « chânette », « chnouppe » ou « biki » ne sont pas des mots français, ils auront bien du mal à vous croire !
Le français régional n'est certes pas du patois, mais ce n'est pas non plus le français classique : c'est une langue parlée, souvent imagée avec truculence, dont les termes sont employés et compris par une communauté se limitant parfois à un seul village. Il y a des variantes d'un lieu à l'autre, ainsi que des différences d'accent et de prononciation.
Origine de la frontière des langues Avant que le français ne s'impose dans les campagnes, le patois lorrain, dérivé de la langue romane, était parlé à Imling, Hesse, Hermelange, Nitting, Lorquin, Barville, Voyer, Cubolot, Vasperviller, Saint Quirin. A l'Est de cette ligne théorique, c'est le « platt » qui prédominait : Buhl, Niderviller, Brouderdorff, Schneckenbusch, Hartzviller, Troisfontaines, Biberkirch, Walscheid, Abreschviller, voici des villages réputés dialectophones. Les historiens ont longtemps défendu l'idée que cette répartition géographique des patois roman et germanique remontait à l'époque des Grandes Invasions. Au Vème siècle, des hordes successives d'envahisseurs ont certes déferlé sur la Gaule romaine. Cependant, la thèse prétendant que des tribus de Germains, essentiellement des Francs et des Alamans, se sont installées durablement dans le Nord-Est de la France actuelle, colonisant les Gallo-Romains, amenant leurs pratiques, leur culture et imposant leur langue, cette thèse donc, doit aujourd'hui être abandonnée. L'hypothèse présentant le dialecte germanophone en Moselle comme la langue imposée par les envahisseurs est démontée par l'historien et chercheur Alain Simmer. [ "L'origine de la frontière linguistique en Lorraine - La fin des mythes ?" ] S'appuyant sur les résultats les plus récents des recherches archéologiques et anthropologiques, Alain Simmer fait état d'une coexistence de culture celtique et germanique dans ce que les Romains appelleront la Gaule Belgique, qui englobe l'actuelle région Lorraine, et ceci bien avant la conquête romaine en 52 avant notre ère. Jules César remarquait dans ses "Commentaires" que trois races occupaient la Gaule et précisait qu'elles parlaient une langue différente : les Ibères, entre les Pyrénées et la Garonne ; les Galli, qui se disaient "Celtae" dans leur langue, de la Garonne à la Seine et à la Marne ; les Belges, au-delà de la Marne et jusqu'au Rhin. Ces Belges étaient un agrégat de peuplades celtes et germaniques, la pureté ethnique relevant à cette époque déjà du domaine du mythe. Un de ces peuples, les Médiomatriques, est alors installé sur un territoire correspondant à peu de chose près à l'actuel département de la Moselle. Tous les Belges sont appelés "Galli", Gaulois, par les Romains, mais ils n'ont pas une langue commune. Déjà existent différentes zones linguistiques, chaque tribu ayant son parler indigène, un peu comme les divers patois qui ont pendant longtemps été parlés dans les campagnes françaises. Lorsque les Romains mettent en place leur découpage administratif dans les nouvelles provinces conquises, ils maintiennent les sphères "langagières" existant probablement depuis longtemps déjà. A partir du IIIème siècle après J-C, lorsque l'Eglise chrétienne s'implante, les limites des "pagi" gallo-romains, qui sont de petits "pays", deviennent aussi celles des archidiaconés, subdivisions d'un diocèse, tout comme d'ailleurs les diocèses de Trèves, Toul, Verdun et Metz correspondront aux limites des diverses tribus belges installées en Gaule Belgique.
La genèse de la frontière entre les langues romane et francique date du XIXème siècle : elle a été élaborée par les Allemands, et aurait plaidé en faveur du pangermanisme. Selon Alain Simmer, aucune trace, tant archéologique qu'anthropologique, ne plaide en faveur de l'invasion massive de la Gaule Belgique par les Francs au Vème siècle, et rien n'explique pourquoi l'impact germanique des Francs aurait été plus puissant en Lorraine qu'ailleurs. Ils ont aussi fait la conquête d'une très grande partie de la France actuelle, prenant progressivement le pouvoir sans toutefois imposer leur langue. Pourquoi auraient-ils contraint, à l'époque mérovingienne, le Nord-Est de la Gaule romaine à pratiquer la langue franque, le francique, alors que le reste des Gallo-Romains communiquait en latin mêlé de mots celtes et gaulois, idiome qui deviendra la langue romane ?
Cette zone de bilinguisme, voire de trilinguisme lorsque s'installeront les Romains, s'est maintenue au cours des siècles, bien que plusieurs évènements aient contribué au recul des dialectes mosellans germanophones au profit de la langue française : - la Guerre de Trente Ans (1618-1648), qui laisse la Lorraine dévastée et ruinée, à tel point que, pour la repeupler, il sera fait appel à des colons venant de Picardie, de Bourgogne, de Suisse ou de Savoie, tous s'exprimant en français ou en patois romans ; - l' ordonnance royale de 1685, par laquelle Louis XIV n'autorise que le français pour les actes officiels ; - la Révolution de 1789, à la suite de laquelle les divers gouvernants conseillent fortement l'usage du français. Le "parler de Hesse" « Le français régional (…) n'est pas du patois. (C'est) une langue parlée et comprise à l'intérieur d'une aire qui peut atteindre les dimensions d'un "petit pays". Il reste un certain français, perçu comme tel en tout cas, et utilisé généralement de manière inconsciente.
Les habitants des villages de Hesse, Imling, Nitting, Voyer ou Saint-Quirin n'ont pas toujours parlé la même langue que les habitants de Buhl, Niderviller, Hartzviller, Biberkirch, Troisfontaines ou Walscheid. On peut même supposer qu'au début du 20ème siècle, les uns et les autres ne se comprenaient pas, bien que vivant tous aux alentours de Sarrebourg ! Ils n'avaient pas le même système de signes vocaux pour communiquer entre eux : ils ne parlaient pas la même langue ! Les uns s'exprimaient dans une langue romane, qui n'était cependant pas du français classique, tandis que les autres conversaient en langue germanique, bien que ce ne fût pas la langue de Goethe. Ces villages voisins étaient séparés par une frontière qui, bien que réelle, ne figurait sur aucune carte d'état-major : la frontière linguistique. Les Hessois disaient avec un certain dédain de leurs voisins de Hartzviller ou de Schneckenbusch qu'ils « hachepaillaient » !
Certes, tous les habitants de ces villages du Sud Mosellan parlent aujourd'hui en français, la langue nationale, la langue enseignée dans les écoles, parlée à la radio et à la télé. Cependant ... pour qui tend l'oreille lorsqu'il passe par Walscheid ou Troisfontaines, Hommert ou Dabo, de nombreuses conversations se déroulent encore en langue germanique : en 2012, le dialecte est toujours utilisé par certaines personnes comme langue de conversation. Le parler roman quant à lui est tombé aux oubliettes, et seuls quelques mots émaillent encore les propos que peuvent de temps à autre échanger quelques Hessois ou Nittingeois de souche lorsqu'ils se croisent à la boulangerie.
Les mots « crâ », « clanche », « dailles », « vôte », « gaïsse » ou « brâyotte » - et ce ne sont que quelques exemples !- sont des termes que l'on peut encore entendre à Hesse, mais que l'on ne trouve pas dans un dictionnaire classique ! C'est du français que l'on peut qualifier de régional, formé de mots hérités du patois lorrain ou empruntés à l'allemand. Ce « français-là » est une habitude langagière commune aux personnes vivant dans un « petit pays », dont les limites sont parfois les confins d'un village. C'est pourquoi on peut affirmer qu'il existe un « parler de Hesse », composé d'un ensemble de traits phonétiques et de mélodies particulières aux Hessois ayant des parents et grands-parents hessois eux-mêmes. Ce parler fait partie de leur héritage culturel, au même titre que les draps en lin de la tante Fifine ou la vieille charrue à bras du nonon Charles.
Traduction du français régional en français classique (!) "crâ" : corbeau / "clanche" : poignée de porte / "dailles" : doigts de pied Ainsi « le parler de Hesse » est-il essentiellement du français, auquel les Hessois de souche mêlent de nombreux mots hérités du patois lorrain que pratiquaient leurs ancêtres ; s'y rajoutent divers emprunts à l'allemand ou au platt, parfois à l'argot parisien, ainsi que certains néologismes savoureux. Si l'on complète ce vocabulaire original par quelques tournures grammaticales déroutantes bien que fort expressives, on obtient un ensemble d'habitudes langagières propres à la localité. Elles disparaissent bien sûr lorsqu'un natif de Hesse s'entretient avec de « vrais Français », s'exprimant en français standardisé, ou lorsqu'il vit loin du village. Cependant, ces habitudes ne s'oublient pas, et reviennent presque inconsciemment dès que « l'expatrié » est de retour dans la famille restée à la campagne. Les membres d'une même famille prennent sans doute parfois plaisir à utiliser entre eux certains mots typiquement hessois, comme s'ils cherchaient à affirmer leur appartenance à une communauté de langage. Ainsi mangeront-ils volontiers leur salade de fruits dans une « koueyotte » et non dans un ramequin ou une coupelle ! Nul doute que les générations nées après guerre sont moins enclines à user couramment de ce « parler de Hesse », mais elles le comprennent, l'ayant entendu de la bouche de leurs parents ou grands-parents. Toutefois, il n'est pas certain que les adolescents actuels saisissent encore la signification de ces expressions typiquement hessoises : « ê bokesse note pôfe mére chette ! » ou encore « Note Toinette s'a pourtant mâchuré la figure avec sa tartine de lâtoire !». Faute d'être pratiqué en famille, le « parler de Hesse » se meurt. Traduction du français régional en français classique (!) - "ê bokesse note pôfe mére chette." : elle boîte, notre pauvre chatte. La scolarisation, le brassage des populations, la télévision, la presse écrite et la littérature, entre autres, ont eu raison des divers « français régionaux », cette langue rurale variant d'un « petit pays » à l'autre, mais le dialecte germanique fait de la résistance ! La frontière des langues existe toujours dans le département de la Moselle.
Certes, il existe un registre de dettes de l'abbaye, datant probablement du XIIIème siècle, écrit en langue allemande. Cela ne signifie cependant pas que la plupart des habitants de Hesse s'exprimaient en dialecte germanique à cette époque. Le document en question a sans doute été rédigé par des religieuses, fort probablement issues de familles seigneuriales allemandes : la Lorraine faisait alors partie du Saint Empire Romain Germanique, et les nonnes sachant écrire n'étaient pas, en ce temps-là, issues du peuple.
Le village de Hesse était alors un espace de bilinguisme où les deux sphères langagières, romane et germanique, étaient en contact, cohabitant et s'influençant l'une l'autre. Cette coexistence des deux cultures, décrite par l'historien Alain Simmer, a probablement été la règle à Hesse jusqu'au début du XVIIème siècle.
- la grande majorité des chefs de famille, soit 61 personnes, porte un prénom suivi d'un nom français ; - les prénoms germaniques Franz, Hans, Peter et Claus sont la plupart du temps suivis d'un nom français : Franz Clairier ou Cordier ou Martin ; Claus Bernier ; Peter Hans Bastin ; Hans Colas ; - un individu s'appelle Martin Lallement, preuve s'il en fallait que la langue romane permet de signaler l'origine « étrangère » d'un villageois. Pourquoi aurait-il été qualifié de « Lallement » si les Hessois s'étaient exprimés en dialecte allemand ? Le basculement du village de Hesse de la zone où était pratiquée, majoritairement, une langue germanique dans celle où se parlait exclusivement le roman est certainement une conséquence des désastres causés à l'abbaye lors des guerres de religion qui opposèrent catholiques et protestants de 1562 à 1598. L'abbaye, devenue prieuré depuis la moitié du XVème siècle, à la suite de nombreuses vicissitudes qui l'ont quasiment ruinée, a été réunie en 1576 à l'abbaye cistercienne de Haute-Seille située non loin de là, près de Cirey-sur-Vezouze, actuellement en Meurthe-et-Moselle. Le village a dû perdre une grande partie de sa population après 1581. En 1630, d'autres patronymes ont remplacé ceux de 1581, et le nombre des chefs de famille a doublé. Le village a probablement repris de la vigueur dès lors que le prieuré, administré par les moines de Haute-Seille, a connu une embellie économique. C'est à cette époque que les comtes de Linange-Dabo se sont vus contraints d'abandonner les droits seigneuriaux qu'ils possédaient sur Hesse, au profit des Abbés successifs de Haute-Seille, devenus dès lors les seuls maîtres de cette Terre et Seigneurie.
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