- Avariko ou Avaricum (Bourges) : ville de la cité des Bituriges
- Genabum (Orléans) : ville de la cité des Carnutes
- Gergovie : place-forte située à proximité de la cité arverne de Nemossos (Clermont-Ferrand)
- Gorgobina (aux environs de Sancerre) : ville de la cité des Boïens, installés en territoire éduen
- Vellaunodunum (aux environs de Montargis) : ville de la cité des Sénons
- Noviodunum (aux environs de Nevers) : ville de la cité des Bituriges
- Lugdunum (Lyon) : ville de la cité des Ségusiaves
- la rivière Elaver : l'Allier ; la rivière Rodanos : le Rhône
- le gabion : grand panier que l'on remplissait de terre au cours des sièges, afin d'y mettre à couvert les travailleurs et les soldats.
Souvenirs d'un Gaulois de la Charmenac - 4-
Soldat de Vercingétorix
Chapitre I — Le siège d' Avariko
Une partie de l'armée gauloise rassemblée sous le mont Gergovie fut confiée à Luctère le Cadurque qui marcha sur la Province romaine, avec pour mission d'empêcher les troupes romaines de remonter vers la Gaule celtique. Vercingétorix, avec le reste de ses forces, se dirigea vers le pays des Bituriges, où abondaient les oppida florissants, où des milliers de moutons couvraient les plaines, où le minerai de fer se recueillait presque à fleur de terre. L'Arverne savait que, parmi les chefs des Bituriges, un certain nombre était pour lui : il en était même qui avaient prêté le serment dans la forêt des Carnutes. D'autres, au contraire, non trop par amitié pour les Romains, mais surtout par crainte de voir la guerre déchaînée sur leur territoire, refusaient de se prononcer pour l'indépendance.
Pendant ce temps, avec Vercassivellaunos, je parcourais les vallées de l'Arvernie, pour hâter la mise sur pied des contingents. La neige couvrait encore les hauteurs et s'entassait dans les gorges. Cependant l'hiver commençait à fléchir. Il y avait de belles journées claires, et les parties basses du pays commençaient à verdoyer. C'est un pays étrange que cette Arvernie, où les montagnes n'ont pas la même forme qu'ailleurs, où tout révèle la puissance du dieu du feu et des forces souterraines. Les indigènes de cette région sont robustes comme mon chef Vercassivellaunos, également avisés et fins, et sachant calculer leur intérêt. Ils sont indomptables à la fatigue, endurcis à la pauvreté, redevables de leurs dents blanches et de leur vigueur au seigle des plateaux et à l'eau pure des sources. Ils comptent parmi les plus vaillants de la Celtique. Je n'ai jamais vu d'hommes plus hospitaliers, et, si lourdes que leur aient été les charges imposées par la présence de l'armée gauloise, leur dévouement à la cause de l'indépendance ne s'est jamais démenti.
Un jour, comme notre corps de cavalerie s'était abrité dans un ravin à cause d'une tourmente de neige, nous avons entendu des cris qui se propageaient de sommet en sommet et que, de proche en proche, de loin en loin, répétaient les échos de la montagne. A cause de la tempête, nous ne distinguions point les paroles. En même temps, les ruisseaux et les cascades qui coulaient parmi les stalactites et les aiguilles de glace se colorèrent en rouge et en noir. Vercassivellaunos me dit : « On a versé du sang et de la poussière de charbon dans les sources. C'est un signe qu'une grave nouvelle est arrivée et qu'on tient à donner l'alarme tout le long des cours d'eau. Tel est l'usage de nos montagnards. » Comme nous remontions la pente du ravin, nous avons aperçu un cavalier qui accourait au galop. « Où est Vercassivellaunos ? cria cet homme.
- Me voici, répondit le chef.
- Merci à Lug ! Il y a longtemps que je te cherche. Je t'apporte un message de Gergovie : Jules César a passé les Cévennes.
- C'est impossible.
- Cela est. Aidé des montagnards, il a déblayé les neiges des gorges. On ne peut savoir combien il a d'hommes derrière lui, mais ils doivent être nombreux comme les étoiles car ses cavaliers se répandent partout à la fois. »
La consternation fut profonde parmi nos cavaliers arvernes, qui voyaient déjà les Romains chez eux, leurs villages en flammes et leurs familles égorgées. Vercassivellaunos s'écria : « En route sur Gergovie ! » A peine arrivés, nous y avons appris une autre nouvelle : César avait rejoint ses légions qui passaient l'hiver dans diverses cités ! Il avait paru chez les Boïens et délivré leur ville de Gorgobina, assiégée par Vercingétorix. Il avait paru chez les Sénons, et, en trois jours, avait forcé leur oppidum de Vellaudunum à ouvrir ses portes et à livrer six cents otages. Il était entré en pays carnute et s'était jeté sur Genabum, où ses soldats avaient tout tué pour venger le massacre des marchands romains. Il était maintenant chez les Bituriges, et Noviodunum, cet oppidum aux murailles de granit, avait déjà fait sa soumission.
La partie n'était toutefois pas perdue pour nous. Nous avions été surpris, voilà tout. César avait réoccupé tout le cours de la rivière Liger, et le fleuve cessait de nous être une barrière contre ses légions. Mais l'Arvernie restait inviolée : nous pouvions encore arrêter l'ennemi dans les plaines et devant les oppida des Bituriges. Ce n'était pas à Gergovie-même qu'il fallait défendre Gergovie : c'était dans cette partie du pays biturige qui restait intacte, la plus vaste, la plus riche et la plus populeuse. Nous devions partir de suite afin de rejoindre Vercingétorix au pays des Bituriges. Une estafette nous avait prévenus qu'il avait établi son camp près d' Avariko, la plus grande ville de cette cité, entourée de lourds remparts.
A peine avions-nous rejoint le penn-tiern que celui-ci tint un conseil de guerre. Il remontra à ses lieutenants et aux chefs de la cité biturige que l'on ne pouvait penser à tenir tête aux Romains en rase campagne. Nous étions certes aussi braves que les Italiens, au moins aussi nombreux, mais la supériorité de l'instruction et de l'armement restait encore de leur côté. Nous devions donc recourir à une autre tactique : faire le désert devant l'ennemi, affamer ces soldats et cette cavalerie, déjà fort éprouvés par le passage des Cévennes. Les campagnes, encore couvertes de neige en grande partie, n'offraient aux légions ni vivres ni fourrages. Les Romains ne trouveraient à subsister que dans les oppida, les villes et les villages des Bituriges. Il fallait donc brûler tout le pays plat, depuis les opulentes cités jusqu'à la moindre hutte de berger qui pourrait contenir un sac de blé ou une botte de fourrage. Il annonça aux sénateurs qu'il fallait même incendier toutes les villes fortes des Bituriges, car l'armée gauloise serait trop affaiblie si l'on devait y mettre des garnisons. L'exemple de Vellaudunum, Genabum et Noviodunum prouvait que les Romains restaient des maîtres dans l'art d'attaquer les places. En détruisant nous-mêmes tous les lieux habités, nos ennemis finiraient par être réduits à la famine. C'était la terre de Gaule qui s'armerait contre eux, et de leur grande armée ferait une armée de spectres et de moribonds, réduite à errer par les nuits glaciales dans des bivouacs sans vivres. De telles mesures, ajouta encore Vercingétorix, pouvaient paraître cruelles, mais il serait bien plus cruel de voir nos femmes et enfants morts ou réduits en esclavage.
Un morne silence accueillit d'abord cette proposition. Le temps n'était plus où les glaives battaient des bans joyeux sur le bronze des pavois. Tous les guerriers se sentaient le cœur déchiré à l'idée de porter eux-mêmes la torche dans ces villages et ces villes qu'ils étaient venus défendre. Quant aux chefs bituriges, l'œil perdu en de sinistres visions, comme le laboureur qui retrouve sa maison brûlée par la foudre, ils pleuraient sans prononcer un mot. Personne n'osait contredire Vercingétorix. Chacun reconnaissait qu'il disait vrai et qu'on ne pouvait agir autrement. La proposition fut votée silencieusement, à mains levées, et obtint la majorité des suffrages.
Tout ce jour-là, ce fut dans le pays entier, sur les chemins détrempés par la pluie et la fonte des neiges, un lamentable défilé de bêtes et de gens. Les paysans fuyaient leurs huttes vouées aux flammes, n'osant même se retourner pour regarder une dernière fois le chaume qui les avait vus naître. Ils gagnaient lentement les pays éloignés, et surtout les Hautes-Terres d'Arvernie, dont les vallées semblaient leur promettre un asile. Derrière les troupeaux mugissants et le bêlement effaré des moutons cahotaient les grandes bannes d'osier attelées de bœufs, surchargées d'une montagne de choses les plus diverses. Sur les sacs de grains et les gerbes de blé s'amoncelaient les objets les plus ordinaires mêlés à la vaisselle d'or et d'argent des riches. Des poteries tombaient et leurs débris crissaient sous les roues. Des poules, attachées par les pattes au rebord des bannes, les ailes pendantes, le cou retourné, caquetaient, gloussaient, piaulaient, roulant des yeux ronds et terrifiés. Juchés au faîte des voitures, des vieillards sanglotaient, des mères en larmes allaitaient leurs nouveaux-nés, tandis que des enfants, ravis de cette promenade inespérée, battaient des mains et poussaient des cris de joie. Contemplant ce défilé de richesses et de misères, nos guerriers, appuyés sur leurs lances, méditaient. « Demain, peut-être, ce sera le tour des nôtres » se disaient-ils.
Dès que la nuit tomba, d'un seul coup, à perte de vue, le pays tout entier prit feu. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on ne voyait que des tourbillons de fumée rouge, des étincelles d'or volant parmi les masses de cendres, et des reflets sanglants sur les flaques d'eau dans les ornières des chemins. Parfois, parmi le rugissement des flammes, on entendait le hennissement désespéré de quelque vieux cheval abandonné dans les étables, parfois même des clameurs humaines, car des vieillards impotents avaient refusé d'abandonner leur chaumière et d'aller chercher au loin une sépulture.
Une seule ville avait été épargnée, celle d'Avariko, la capitale des Bituriges. Au moment d'y mettre la torche, le cœur avait manqué aux combattants. C'était la plus belle du pays et l'une des plus belles de la Gaule, avec des maisons qui ressemblaient aux palais des Romains, des rues bien alignées, des ateliers d'artistes et d'orfèvres, des magasins regorgeant de richesses. Les chefs du peuple biturige s'étaient jetés aux pieds des autres Gaulois et les avaient implorés de ne pas chasser de leur ville la déesse mère. Ils juraient que ses quarante mille habitants défendraient jusqu'à leur dernier souffle les énormes remparts de poutres et de pierres, disant que les marais dont la ville était entourée la rendaient imprenable. Le penn-tiern, après avoir longtemps gardé un visage inflexible tandis que le cœur lui saignait, dut céder à la volonté de tous. Mais, le visage sombre et tourmenté, il prédit qu'on paierait sans doute très cher cette faiblesse.
Elle fut, en effet, la cause d'un grand malheur. César vint assiéger la ville, et ces mêmes marais, qui devaient la défendre, nous empêchèrent de lui porter secours. Pendant près d'un mois, sans se laisser intimider par les démonstrations de nos cavaliers, assiégés par nous en même temps qu'assiégeant la ville, les Romains creusèrent des fossés, élevèrent des chaussées, dressèrent des parapets et firent rouler de hautes tours. Un beau jour, alors qu'on ne s'y attendait point, les Italiens sautèrent de leurs remparts sur ceux de la ville, et Avariko tomba rapidement en leur pouvoir. Ce ne fut pas seulement les édifices qui périrent, mais aussi les dix mille hommes d'élite que nous avions envoyés dans la ville, de même que les quarante mille habitants qui s'y trouvèrent pris comme dans un piège. Tous furent égorgés de sang-froid après l'assaut, mis à part huit cents combattants qui parvinrent à s'échapper avant de rejoindre le campement gaulois. Les troupes de César disaient qu'ils vengeaient les Romains égorgés dans Genabum.
La boucherie d'Avariko eut pour résultat d'imprimer à la guerre un caractère de férocité implacable. Nos Gaulois ne firent plus de prisonniers, puisque les Romains n'en faisaient plus : ils tuaient. Quand un Italien ou un Crétois s'agenouillait aux pieds de nos guerriers, jetant ses armes, s'offrant comme esclave, demandant grâce de la vie, avec la pointe du glaive on lui renfonçait dans la gorge son cri de miséricorde. Un Romain, avant d'égorger un des nôtres, lui criait : « Souviens-toi de Genabum ! » Et, avant qu'il n'expire sous nos coups, nous criions à la face du légionnaire de César : « Souviens-toi d'Avariko » ! »
Nos camps étaient pleins de découragement et de discordes. Certains accusaient les chefs de trahison et refusaient d'obéir à leurs ordres. Les vieilles rivalités entre peuples se réveillaient. C'était surtout Vercingétorix qui était en butte aux colères et aux soupçons. On disait qu'il n'oserait plus paraître devant l'armée. J'eus alors lieu d'admirer le fils de Celtill. Il convoqua l'assemblée et y appela jusqu'aux plus petits chefs, jusqu'à ceux qui commandaient seulement à dix hommes. Seul devant ses troupes, debout et croisant les bras, il s'exprima ainsi : « Pourquoi vous laisser abattre par un échec ? Pourquoi ce découragement, ces récriminations, ces soupçons ? Avez-vous moins de griefs qu'hier contre les Romains, moins de raison qu'hier pour préférer la mort à la servitude, moins de motifs qu'hier pour rester unis ? Êtes-vous moins braves ou les Romains le sont-ils devenus davantage ? Mais ce n'est point par leur bravoure, ce n'est point en bataille qu'ils ont été victorieux. Ils sont plus habiles que nous à assiéger les places fortes, voilà pourquoi je ne voulais pas renfermer mes hommes dans un oppidum. Qui donc a proposé d'incendier Avariko comme les autres villes des Bituriges ? Ai-je conseillé de défendre cette ville ? Ce sont vos prières qui m'ont forcé de renoncer à mon avis ! C'est un grand malheur que la prise d'Avariko : beaucoup de nos guerriers d'élite et beaucoup d'âmes innocentes y ont péri, et César y a trouvé les vivres que nous lui refusions. C'est un échec, je le reconnais. Mais pensiez-vous qu'à la guerre on ne remporte que des victoires ? Ayez confiance, ayez courage ! Vous combattez pour une juste cause, bannissez les pensées de discorde ! Restons unis comme des frères pour faire reculer Jules César ! »
Ce discours fut d'abord froidement écouté. Puis, peu à peu, les regards indécis ou hostiles se fixèrent à nouveau sur le penn-tiern avec confiance. Brusquement éclata ce bruit joyeux dont nous commencions à nous déshabituer : le battement des glaives sur les boucliers. Les soupçons et les discordes s'évanouissaient.
Un matin, on s'aperçut que César avait décampé pendant la nuit. On voyait encore au loin le dos de ses soldats d'arrière-garde.
Chapitre II — Gergovie
Les jours commençaient à s'allonger. Les hautes terres d'Arvernie étaient encore blanches de neige, mais les plaines verdoyaient et nos coursiers y trouvaient une abondante pâture. Toute l'armée gauloise était maintenant rassemblée sur la rive gauche de la rivière Elaver, en face des légions, que le cours impétueux de la rivière, grossie par la fonte des neiges, arrêtait sur l'autre bord. Protégés par cette barrière infranchissable, nous étions décidés à défendre la cité des Arvernes que César, visiblement, avait l'intention d'investir. Depuis plusieurs jours, nous étions en présence des Romains, séparés d'eux par les eaux tumultueuses. D'une rive à l'autre nous échangions des provocations. En se cachant dans les bouquets d'aulnes et de saules, nous nous envoyions des pierres et des flèches, aux barbes desquelles étaient joints des mots injurieux. Nous sentions bien que ce n'étaient là que jeux d'enfants et cette sorte d'inaction nous pesait. Nous n'étions pas outillés pour franchir la rivière. Nous en étions même venus à souhaiter que les Romains, plus habiles que nous dans l'art de construire des ponts, réussissent à la traverser.
La chose arriva plus tôt que nous n'espérions. Un beau jour, César fit mine de construire un pont, droit en face de nous. Ses ingénieurs enfoncèrent des pilotis, mais, sous la grêle de nos traits, il leur fut impossible de poser les madriers. D'ailleurs, quiconque se serait aventuré sur les planches aurait été aussitôt jeté dans le torrent. Alors le proconsul feignit de renoncer à son projet, descendit la rivière avec toutes ses troupes, nous entraînant à sa suite, mais toujours sur notre rive. Puis, quand nous fûmes très loin de l'endroit où étaient plantés les pilotis, il revint brusquement avec une partie de ses troupes, posa les madriers et fit ensuite passer ses légionnaires qui avaient rebroussé chemin à vive allure.
« Pas mal joué ! » reconnut le penn-tiern, mais il parut ensuite fâché de s'être ainsi laissé surprendre. « Il va donc falloir qu'on en vienne aux mains. Après tout, nous ne pouvions pas rester ainsi longtemps bec à bec, à regarder couler l'eau comme des hérons mélancoliques, chacun sur sa rive. Mais ce n'est pas ici, dans la plaine, que nous livrerons bataille. La guerre est désormais reportée en Arvernie. Replions-nous sur nos hautes terres avec confiance et ardeur. En route pour l'oppidum de Gergovie et attendons les Romains ! »
Cette montagne à jamais glorieuse s'élève haut au-dessus de la plaine, le front perdu dans les nues. Son sommet forme un long plateau quadrangulaire sur lequel s'étend la ville, laquelle était ceinte d'une épaisse muraille, formée à la mode gauloise. L'aspect de cette muraille était à la fois sinistre et rassurant : des tours, charpentées en bois de chêne et maçonnées en blocs arrachés des cratères, cimentées avec de la chaux et des scories de volcan, se dressaient de distance en distance. A l'intérieur de l'oppidum, des populations innombrables étaient rassemblées, car tous les Arvernes de l'est et une grande partie des Bituriges s'étaient réfugiés là. En construisant rapidement des huttes et des maisonnettes de lave et de basalte, parmi les ronces et les églantiers, on avait improvisé une ville immense. Il y régnait une rumeur qui me rappelait celle de l'océan quand il bat les grèves, une rumeur faite de mille bruits divers, mais se confondant dans une étrange harmonie : voix humaines, ébrouements de chevaux, mugissements de bétail, bêlements de moutons, braiments des ânes, grognements des porcs. Parfois, dans ce vacarme, éclatait l'appel strident des trompettes en bronze et le beuglement des carnix à mufle de dragon.
Pour éviter l'encombrement et assurer la discipline, Vercingétorix avait installé ses soixante mille soldats hors des murs, sur le versant sud de la montagne, car c'était de ce côté-là qu'il attendait les Romains. A mi-côte, le penn-tiern avait fait élever un mur en pierres noires et rouges, dont les sinuosités se modelaient sur celles du terrain. Notre ville militaire s'étendait entre ce mur et les superbes remparts de Gergovie, presque aussi vastes l'une que l'autre. Les guerriers étaient disposés par peuples, Bituriges, Senones, Carnutes, et vingt autres peuples encore. Chacun avait son camp, muni de portes où veillaient des sentinelles. La cavalerie, l'infanterie et les tirailleurs occupaient des quartiers distincts, et chacune de ces armes s'y trouvait sous l'œil et sous la main de ses chefs. Le matin, ceux-ci allaient au rapport dans la tente de Vercingétorix, dressée au milieu du camp central, qui était celui des contingents arvernes.
Cinq jours après notre installation sur la montagne de Gergovie, nous vîmes, par un ciel pâle et bas, s'allonger comme six couleuvres aux écailles d'acier sur les rives de de la rivière Elaver. « Les légions ! » crièrent nos guerriers. Bientôt, en tête des colonnes, nous avons distingué des masses aux reflets métalliques qui avançaient très rapidement, et nous percevions déjà des hennissements de coursiers. Tout de suite, pour courir au-devant de cette cavalerie, la nôtre descendit rapidement les pentes. Dans la plaine du sud-est, il y eut de brillantes escarmouches. Aux côtés de Vercassivellaunos, je fis le coup de latte contre les cavaliers romains qui se repliaient en détalant dans la direction de leur infanterie, laissant sur le terrain des chevaux morts, des cadavres décoiffés et des casques vides. Quand les légions intervenaient, notre cavalerie se repliait sur la base de la montagne. Puis subitement les colonnes de l'ennemi se disloquèrent, dessinant les lignes d'un immense carré. Aussitôt les pioches et les pelles sonnèrent contre les cailloux des champs : des levées de terre apparurent et des fossés se creusèrent. Le soir même, le camp était construit, et les Romains purent s'endormir à l'abri de ces remparts.
Dans la journée qui suivit, on vit voler les pelletées de terre que d'invisibles travailleurs arrachaient du sol et le camp fut bien vite entouré d'une ligne de gabions, derrière laquelle un fossé profond se creusa, puis un second fossé. Bien entendu, on ne laissa pas achever le travail sans avoir fait pleuvoir sur les travailleurs des pierres et des flèches. Les gabions furent plus d'une fois renversés dans les fossés et quelques-uns de nos guerriers se battirent corps à corps dans les boyaux des tranchées. Les Romains avaient pris le parti de ne pas les défendre : dès que nous attaquions, ils se retiraient dans leurs camps. Mais, quand le soleil se levait, nous constations que tout le dégât fait pendant le jour avait été réparé durant la nuit.
Quelques jours plus tard, le penn-tiern apprit par un de nos espions que César était nuitamment et sans bruit parti vers le nord avec quatre légions, afin de mettre à la raison le peuple éduen qui menaçait de se soulever. Seules deux légions étaient restées sous les remparts de Gergovie. « Par Teutatès, s'écria l'Arverne, c'est une occasion qu'il faut saisir ! Nous allons donner l'assaut. » Le lendemain, dès le soleil levant, une bonne partie de nos cavaliers, Vercassivellaunos en tête, se rua sur le camp des Romains. Vercingétorix, du haut de l'oppidum, nous envoyait sans cesse des troupes fraîches pour relever les colonnes trop éprouvées, remplacer les blessés et les morts. Jamais je n'ai vu un camp si près d'être forcé. Mais tout à coup, du côté de la rivière, retentirent les trompettes de l'infanterie romaine, ces litui qui jettent des notes claires et soutenues, et ces buccins, recourbés comme des cornes et beuglant comme des taureaux. C'étaient les quatre légions qui revenaient au pas de charge. Du haut de l'oppidum, Vercingétorix fit sonner le rappel. On ramena dans Gergovie maints beaux jeunes hommes à la poitrine trouée, déjà morts ou qui n'en valaient pas mieux. On avait perdu presque autant de guerriers que dans Avariko. Mais ce n'était pas la même chose. L'ardeur belliqueuse, dans nos rangs, n'était pas tombée. Il nous semblait naturel de voir périr trois des nôtres pour qu'un Romain fût tué. Nous avions flairé de si près la proie ! Nous avions été si près de la victoire ! Ce qui nous consola de nos funérailles, ce fut d'assister d'en haut à celles des Romains, au flamboiement des bûchers qui s'allumaient pour les officiers de marque et à l'entassement des simples soldats dans de grandes fosses aussitôt recouvertes de terre.
Nous avions perdu une colline, la Roche-Blanche, sur laquelle les Romains s'étaient aussitôt installés. Vercassivellaunos avait eu son cheval tué sous lui. Son bouclier était hérissé de flèches, un projectile avait fendu son casque, son corselet de fer était tordu à maints endroits et un glaive avait profondément entaillé son avant-bras. Cependant il était radieux et fier d'avoir pu en découdre avec les Romains. Pour ma part, les dieux m'avaient protégé : je n'avais que quelques égratignures !
Chapitre III — Le recul de l'armée romaine
Un conseil de guerre avait été convoqué dans la tente de Vercingétorix. L'ample voix du penn-tiern retentissait à cent pas à la ronde : « La perte de la Roche-Blanche, voilà encore un malheur qui aurait pu être évité ! Si la garnison que j'avais mise sur cette colline l'avait fortifiée d'une levée de terre ou d'un mur en pierres sèches, comme celui que j'ai élevé à mi-côte de Gergovie, César n'aurait certainement pas pu l'enlever par ce coup de main. Vous ne comprendrez donc jamais, vous autres Celtes et Belges, ce que vaut une pelle ou une pioche en temps de guerre ? Tâchons à présent que la prise d'une autre colline ne permette pas à César de nous enfermer. Je ne crains rien pour le Puy-Noir, qui est trop haut pour que les Romains l'escaladent. Mais regardez la Roche-aux-Chênes : elle est tout près de notre oppidum et si les Italiens s'en emparaient, nous serions bloqués sur deux faces de notre forteresse. Aussi nous allons occuper cette hauteur avant l'aurore et nous y élèverons un mur d'enceinte. Pour faire vite, il faut beaucoup de bras. Emmenons toute l'armée et la besogne sera terminée en dix heures. Nous travaillerons cachés par les arbres. Les Romains ne se douteront de rien.
- Mais si les Romains profitaient de notre absence pour donner l'assaut à la ville ? intervint quelqu'un. Ils verront bien vite qu'il ne reste plus personne sur ces pentes qui, aujourd'hui, fourmillent de soldats.
- Non, répondit le penn-tiern, car je laisserai du monde entre le mur et la muraille de l'oppidum. Nos camps seront toujours là, et César ignorera s'ils sont plus ou moins garnis. D'ailleurs, nous ne serons pas si loin et nous pourrons revenir dès la première alerte. » Le projet fut unanimement approuvé, et tous se séparèrent pour aller dormir quelques heures.
Nous étions depuis plusieurs heures occupés sur la Roche-aux-Chênes, et les chevaliers eux-mêmes mettaient la main à la besogne, tandis que chaque demi-douzaine de chevaux était confiée à un valet qui retenait en ses mains toutes les rênes. Le mur s'élevait comme par un enchantement et il était presque terminé lorsqu'une estafette nous arriva de Gergovie, qui s'adressa en haletant à Vercingétorix : « On s'agite beaucoup dans les camps romains et on y fait même grand bruit. Les litui et les buccins ne cessent de sonner. Les aigrettes des casques bougent dans tous les sens. Par les brèches entre les gabions, on aperçoit marcher des cohortes avec leurs étendards. Il se pourrait qu'elles marchent vers le Puy-Noir. De plus, une énorme masse de cavalerie semble se diriger vers la Roche-aux-Chênes. »
Vercingétorix réfléchissait sur les informations que l'homme venait de lui rapporter. De l'endroit où nous étions, à cause du Puy-Noir, nous ne voyions ni les remparts sud de la ville, ni nos camps, ni ceux de l'ennemi.
- César ne se doute pas que nous sommes là si nombreux et que nous venons de construire un mur. Nous allons lui faire sa fête !
- Ne vaut-il pas mieux profiter de sa témérité, le surprendre et tomber sur son flanc ?
- Non, c'est ici qu'il faut l'attendre de pied ferme et l'accabler quand il se trouvera engagé dans le ravin.
- Il ne faut pas nous laisser enfermer. Laissons une garnison et rejoignons Gergovie sans tarder.
Ainsi devisaient les chefs. Quelques pas plus loin, la main devant ses yeux, Vercingétorix observait les alentours. Il était perplexe. Il se défiait de César et de ses ruses. « Je vois bien, dit-il, une légion sous le Puy-Noir et une autre encore sur la Roche-Blanche. Mais où sont les quatre autres ? Pourquoi tout ce bruit inaccoutumé de trompettes ? César aime faire ses coups à la sourdine. Pourquoi a-t-il lancé la cavalerie pour escalader des ravins ? Il y a du louche dans tout ceci. Aurions-nous affaire à une fausse attaque ? Ça ne m'étonnerait guère …
« C'est ici la fausse attaque, pour sûr ! » dis-je tout à coup, m'enhardissant à prendre la parole devant le penn-tiern. Depuis un bon moment, avec la vue perçante de chasseur que j'avais alors, j'examinais cette cavalerie qui menait si grand bruit dans les fonds. « Voyez donc ! poursuivis-je plus fort. Croyez-vous que ce soient là des cavaliers romains ? Ils ne vont qu'au pas. Les uns sont penchés sur l'encolure des bêtes, les autres presque couchés sur le troussequin. On dirait plutôt des paysans qui s'en vont au marché, avec des paniers de légumes en croupe. Il me semble aussi que beaucoup de ces chevaux sont bien petits et que leurs oreilles sont bien longues ! » Une conviction achevait de se former dans mon esprit et je m'écriai, dans l'étonnement et la stupeur de tous : « Par Taranis ! Je gage ma vie qu'il y a là plus de muletiers et de valets que de vrais cavaliers ! Penn-tiern ! C'est un piège que César nous tend. Alerte ! C'est à l'oppidum qu'il faut courir, ne tardons pas ! »